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Qu'il était bon, le tabac !

Qu'il était bon, le tabac ! 1



 


Cliché DOC017

(Voir aussi ARCh021 : "Avis aux planteurs de tabac")

Comme ce bon Monsieur de La Fontaine a écrit « La raison du plus fort est toujours la meilleure, nous allons le prouver tout à l’heure », nous, nous écrivons « L’expérience d’un vieux planteur de tabac est toujours la meilleure, nous le prouverons aussi tout à l’heure ».

D’abord, il faut savoir qu’à Presles, la culture du tabac était pratiquée au XIXe siècle, peut-être déjà avant.

Jean Nicot, diplomate français, né à Nîmes (1530-1600) rapporta le tabac en France. Cette plante originaire de Tobaco (îles des Antilles – Trinité), s’adapta au climat de l’Europe et prospéra si bien qu’on put en faire des cultures et des récoltes.

Les planteurs de notre village n’en firent jamais un commerce, mais nous savons que les anciens en plantaient pour avoir leur provision, soit pour la fumer ou la chiquer.

L’usage des cigarettes n’était pas répandu comme de nos jours, nos aïeux préféraient de beaucoup fumer la pipe, mâcher du tabac coupé. Certains, comme nos anciens curés, ne dédaignaient pas de prendre, au long du jour, des « pènéyes », autrement dit, ils prisaient, c’est-à-dire aspiraient par le nez du tabac réduit en poudre (du chnouf), qu’ils puisaient dans une boîte faite d’écorces de bouleau ou en « papî-machî ». Le curé Marius Godfroid pènetait tout au long de la journée mais ne dédaignait pas les gouttes de péket.

Dans notre village, « li Gros dou Roudje » (Joseph Lorent) qui, de son métier était maréchal ferrant et forgeron s’était fait une renommée en approvisionnant ses concitoyens planteurs de tabac.

Il donnait bénévolement des graines ou des plants de tabac de ses espèces lorsqu’arrivait le temps des plantations.

Point avare du tout, « li Gros dou Roudje », planteur expérimenté, donnait aussi gratuitement ses conseils pour que chacun ait une bonne récolte et soit récompensé des nombreuses heures passées à réaliser ce travail.

L’un ou l’autre parlait-il de tabac et se disait ignorant dans cette culture, son interlocuteur lui disait : « Va vèye li Gros dou Roudje, i t’donera dès plantes èt i t’espliquera commint c’qui faut fé pou zawès ène boune rècolte di toubak ».

Ainsi tous les ans, « li Gros dou Roudje » était pourvoyeur de plants et de bons conseils pour que ses semblables réussissent leurs cultures.

Entre les années 1930-1935, il y avait comme serviteurs au château de Presles, trois hommes dont un Tournaisien, un Preslois et un Ardennais. C’est déjà tout dire, c’était trois caractères bien différents l’un de l’autre. Sans aucune méchanceté, ces trois hommes étaient bons, serviables, travailleurs, ils s’entendaient à merveille malgré la diversité de leur lieu de naissance et de leur patois particulier.

Or donc, il arriva une année que les trois amis décidèrent de planter du tabac. Au château, le terrain ne manquait pas, les installations et le bon terreau non plus. Chacun y alla à sa manière pour préparer ses plants.

Le premier nommé, Étienne Delcampe, originaire du Tournaisis, étant pour lors concierge, choisit du tabac de Virginie. Le second, appelé Gille Deleuze, natif de Presles, en son temps cocher, puis chauffeur de la voiture des comtes d’Oultremont, s’en tint tout simplement à la variété de Grammont, adoptée et répandue à Presles par « li Gros dou Roudje ». Quant au troisième, Fernand Pairoux, jardinier, venu de Barvaux, village de l’Ardenne, il sema du tabac dénommé Havane et Maryland.

Étienne fit son semis, prépara ses plants à sa façon ; Fernand en fit de même à sa manière. Seul Gille ne fit rien, se contentant, le jour venu, d’aller à la Rochelle, chez « li Gros dou Roudje », chercher ce qui lui serait nécessaire pour faire sa plantation.

Fin mai venant, la plantation du tabac était propice. Le Tournaisien fit son carré sur un jardin de l’ancienne grande ferme seigneuriale dont, à cette époque, il restait encore la grange. Le Preslois fut satisfait d’une parcelle de terre lui abandonnée sur un jardin suspendu, dit « les terras­ses » situé près de l’ermitage. L’Ardennais jugea bon de faire sa plantation sur le jardin dit « la Terre promise » se situant entre la dite grange et ledit ermitage.

À remarquer que les trois parcelles sont orientées sud-nord et que la différence de niveau ne peut être prise en considération.

Les trois planteurs travaillèrent leur tabac, toujours selon leur mode et manière, c’est-à-dire sarclant, binant, arrosant, ébourgeonnant, « amèdant » (pincer la tige principale) et éliminant les bourgeons floraux dès leur apparition.

Le temps passe vite à toutes ces besognes. L’été étant de la partie, les jeunes plants se mirent à pousser, à grandir. Les feuilles de tabac prirent de l’ampleur et septembre bientôt arriva.

Les trois amis songèrent déjà qu’il faudrait les couper, les pendre la tête en bas sous un hangar, afin que la récolte soit bien séchée avant d’être « marotéye » et mise en conserve dans des caisses en bois.

Devant les carrés, les amateurs de tabac restaient en extase.

Les plants d’Étienne avaient près de deux mètres de hauteur ; ceux de Fernand étaient un peu moins hauts. Le tabac de Gille était, lui, trapu, avait de belles grandes feuilles, mais n’avait au maximum qu’un mètre de hauteur.

Néanmoins, la récolte était belle et prometteuse pour les trois planteurs.

Que pouvait-il bien avoir pu se produire pour que des plants de tabac soient aussi diversifiés dans leur croissance ? L’espèce peut-être, le sol aussi, pouvaient avoir favorisé le développement des plantes trouvant des éléments fertilisants en plus grande quantité ?

Pour nous, qui étions à cette époque en service au château, le résultat de ces plantations de tabac est resté dans nos souvenances.

Nous savions qu’Étienne, occupé au chauffage et à l’entretien dans le château, était aussi soigneur de pigeons blancs. Nettoyant le pigeonnier, il ramassait les fientes qui étaient abondan­tes. Notre bon Étienne arrosa copieusement de temps à autre ses plants de tabac avec du purin confectionné avec les déjections des oiseaux. Sous les coups de fouet de ces matières plus que fertilisantes, les plants de tabac poussèrent rapidement, atteignant une hauteur gigantesque, non conforme en importance à une telle espèce de végétal.

Le jour venu de couper son tabac, Étienne dut mettre les plants en travers de sa large et longue brouette, il lui fallut toute la largeur du chemin qui descend de la Drève vers le château pour ramener sa récolte dans un hangar de la basse-cour.

La récolte avait été bonne et fut mise en conserve lorsque les feuilles furent bien séchées. Mais, quelque six mois par après, quand le moment fut venu de hacher et de fumer le tabac, celui-ci était fort, il piquait la langue et ceux à qui Étienne donnait de son tabac à goûter devaient cracher tout le temps. Le tabac jutait et la pipe crachotait sans arrêt. Le brave Étienne était fier de son tabac, mais les connaisseurs disaient derrière son dos : « li toubak di Stiène, c’est come si on fumait dès rampioules». L’excès d’azote et de potasse apportés lors des arrosages au purin avait nui à la croissance des plantes, non pas dans leur ampleur, mais dans leur saveur. De plus aussi, les plants de Virginie n’étaient pas à conseiller dans notre région.

Le tabac de Fernand était tout autre. Ses beaux plants ne donnèrent qu’un maigre rende­ment, une fois que les feuilles furent séchées. Les minces feuilles de Havane sont recherchées pour la parure des cigares, mais ici le résultat escompté ne paya pas son planteur : le tabac, dès qu’il fut haché, était doux, n’avait pas de goût et ne fut pas apprécié des connaisseurs, « Qué wayen ! » disaient-ils. Le tabac Maryland avait les mêmes caractéristiques. Ces deux espèces n’étaient pas adaptées au climat de notre pays, même si Fernand avait mis tout en œuvre pour réussir sa culture dans l’espoir d’une bonne récolte.

Par contre, le tabac de Grammont que Gille avait eu la sagesse de planter en se référant à l’expérience et aux conseils du « Gros dou Roudje » avait, comme à l’ordinaire, donné une excellente récolte : « Cèstait dèl pure carote ».

Le Grand et le Petit Grammont, avec une variété de Semois dite « langue de chien » étaient des variétés de tabac qui donnèrent toujours de bonnes récoltes aux planteurs de notre village. Les planteurs de chez nous plantaient quelques plants de « bièrdjî » (berger) pour parfu­mer leur tabac. De cette variété de tabac aromatique dirons-nous, il était rare de voir des fumeurs de pipe, pouvoir le fumer pur, tant il était fort et piquait la langue.

Néanmoins, de part et d’autre, les trois planteurs trouvèrent satisfaisante leur récolte en appréciant chacun à leur manière la saveur de leur tabac.

La moralité de cette histoire – si moralité il y a – est qu’il ne faut pas toujours courir au loin chercher quelque chose de bon, quand on sait qu’on l’a près de soi, car « à beau mentir qui vient de loin ».



 

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