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Le tirage au sort

Le tirage au sort 1

 

DOC011 - DOC057 - DOC072

Au XIXe siècle, jusqu’en 1909, le service militaire était fonction d’une loterie.

Le Hainaut était divisé en cantons de milice ; les conscrits de Presles se rendaient au siège de leur bureau de recrutement à Farciennes, où ils tiraient avec les jeunes gens de quelques autres localités dont  Farciennes, Aiseau, Lambusart et Pont-de-Loup.

Le tirage au sort désignait les miliciens appelés à servir dans l’armée. Seuls, les fils soutiens de famille, les mariés d’avant le tirage, et les ecclésiastiques étaient exemptés du service militaire. (À ce sujet, nous tenons à faire remarquer que le nom de Lucien Boisdenghien, curé de la paroisse le 15 octobre 1872, y décédé le 27 juillet 1882, figure dans la nomenclature des conscrits de l’année 1882)2.

Étaient aussi exemptés du service militaire tous ceux qui étaient handicapés physiques, les accidentés ou invalides, de même ceux reconnus déments.

Le degré d’instruction des conscrits n’était pas pris en considération ; qu’ils soient des plus instruits ou illettrés, le service militaire devait être accompli par tous les appelés par le sort.

PRÉLIMINAIRES

Selon la coutume, tous les jeunes hommes âgés de vingt ans devaient d’abord aller se faire inscrire sur la liste de conscription3 ouverte au mois d’octobre à la maison communale de leur village (Nous observons que les listes ne se faisaient pas en suivant un ordre alphabétique, ce qui laisse à penser que l’officier de l’ État civil prenait les immatriculations le jour où le conscrit appelé à servir l’armée venait se présenter à la maison communale).

En février de l’année suivante, le garde-champêtre portait les convocations ordon­nant de se présenter au siège de recrutement à Farciennes. La convocation était remise contre un récépissé signé par le conscrit ou un membre de sa famille, ceci afin d’éviter toute contestation qui pouvait survenir avant la date du tirage au sort.

D’autre part, l’autorité militaire exigeait par district un certain nombre de miliciens pour le ser­vice de l’armée.

Le nombre d’appelés était établi d’une manière coutumière et variable d’année en année. Un exemple : supposons que pour le district de milice, il y avait deux cent dix ins­crits (210). L’autorité militaire demandait nonante hommes (90). Préalablement, l’autorité compétente avait stipulé que le numéro 90 serait le « bidet » . Le bidet devait se comprendre pour le premier nombre du contingent de futurs soldats qui devaient servir sous les drapeaux. Donc, les numéros suivant le n° 90 étaient ceux qui, par tradition, étaient reconnus « mau­vais », cela veut dire que les jeunes gens à qui ils étaient échus iraient soldats ; ils devraient défendre de drapeau et la Patrie, si besoin en était. Tous les numéros au-dessus du bidet, et ce, jusqu’au nombre des hommes appelés, c’est-à-dire le contingent exigé, soit 90 hommes, tous les numéros de 91 à 180, iraient soldats. Le reste, c’est-à-dire les numéros 181 à 210, appelés par cou­tume « les gros » étaient reconnus comme « les bons » : les jeunes gens qui avaient eu la chance de les tirer étaient « hors », c’est-à-dire libres du service militaire.

Voici la formule de convocation :


CONVOCATION

Milice nationale

Tirage au sort – Avertissement



L’Administration Communale de

invite le sieur

à se présenter le à …………………………heures

à (commune et local où avait lieu le tirage au sort.

À ……………………. Le ……….. 18...

Par ordonnance,

Le Secrétaire communal Le Bourgmestre



 LES AJOURNÉS

Il arrivait parfois que, dans le nombre des jeunes hommes âgés de vingt ans qui étaient appe­lés au tirage au sort, certains soient refusés, mais restaient à la disposition de l’autorité militaire. Par coutume, ils étaient appelés « les ajournés ».

Tous ceux qui étaient refusés devaient se représenter l’année suivante et il arriva qu’un cons­crit refusé doive aller au siège de recrutement trois, quatre et même cinq fois.

Il était considéré comme tous les autres conscrits de la classe appelée. Sa chance ou sa mal­chance était égale à tous ceux qui devaient tirer. Si, par malheur, il tirait un mauvais numéro, il avait perdu trois, quatre ou cinq années et faisait son service militaire âgé d’au moins vingt-trois ans, même plus.

L’ajournement pouvait être bénéfique : l’ajourné pouvait travailler pour gagner son pain quoti­dien, ou faire des études, ce qui était rare, les étudiants étant des privilégiés.

L’inconvénient était de retarder un mariage, ce qui n’était pas accueilli favorablement par la dulcinée du prétendant ajourné.

Le principal souci des conscrits aussi bien que de leur famille était d’être hors, c’est-à-dire, de tirer un bon numéro, un gros, pour ne pas être soldat. Tout était mis en œuvre, comme nous le verrons par la suite en ces pages, pour être parmi les non tombés.


USAGES ET COUTUMES DU TIRAGE AU SORT

Le jour du tirage est arrivé. Le conscrit se chaussera de ses gros souliers ferrés de clous, sa culotte sera de gros velours brun foncé, noir ou bleu, à grosses côtes ; autour de ses jambes, il mettra ses grosses guêtres de cuir, ligaturées par une grosse lace de cuir avec une grosse boucle de fer. Ses pieds et ses jambes seront bien au chaud, enserrés dans du bon cuir d’antan, car on est en février et il peut faire froid, y avoir de la neige ou de la pluie.

Par-dessus sa tête, il passera son grand sarrau lâche, qui lui descendra jusqu’aux genoux, il sera de couleur bleue ou noire et se fermera au cou.

Autour de son cou, il mettra son foulard ; selon ses moyens, ce sera un grand mouchoir plié à la manière d’un mouchoir de cou des enfants ou des moissonneurs de jadis qui se protégeaient la nuque des rayons du soleil. Le foulard pouvait être de fine toile rouge semée de pois blancs ou noirs, comme en avait, au temps passé, le curé de la paroisse. Les coins de ce foulard, plié suivant une diagonale, s’étaleront en pointe sur le dos et les deux bouts seront noués en-dessous du menton, formant une espèce de gros papillon se reposant, les ailes étalées.

Il se coiffera de sa belle casquette de soie ou de satin noir, la penne  ou visière sera faite de papier mâché (gros carton pressé) recouvert par une pellicule brillante, noire aussi.

Ainsi équipé, de bon matin, le conscrit gagnera le point de rassemblement, sur la place commu­nale, où tous se rencontreront : autres conscrits, parents et amis aussi vêtus à la mode de l’époque, simple habit noir, bleu, gris, coiffés du chapeau melon noir ou de la coutumière casquette de soie noire à cordonnets dorés . Les mères, les sœurs, les fiancées auront endossé leur grande robe de laine ou de cotonnette qui leur descend jusqu’aux les pieds et se seront parées de tous leurs atours ; elles seront coiffées de leur capeline ou de leur simple godiche 4 blanche.

Le garde-champêtre aura revêtu sa meilleure tenue, le baudrier noir et large lui barrant la poitrine, sa carnassière de cuir noir attachée à son ceinturon se balancera sur le côté avec son grand sabre.

Toute cette foule, tôt le matin, rassemblée sur la place du village, offrira à ceux qui resteront, un spectacle pittoresque et haut en couleurs qui, si le soleil perce tantôt dans le ciel, sera encore plus beau à voir quand il s’étirera sur le long chemin qui conduit à Farciennes.

Le mayeur, revêtu de son frac-à-pans, son écharpe tricolore ceignant ses reins, coiffé du gibus (chapeau-buse), accompagné du secrétaire et des édiles communaux venus pour as­sister au tirage au sort, donnera l’ordre du départ.

Le groupe de conscrits et de tous ceux qui sont venus pour les accompagner s’ébranlera au son des ra et des fla des tambours.

De Presles à Farciennes, la route est longue, mais les tambours, le fifre et l’harmonica ne chômeront pas et feront résonner, dans l’air pur du matin, des musiques de marche entraînantes et des airs de chansons populaires qui animeront le cortège, faisant oublier la fatigue de la marche, fuser les rires, des cris et des chansons tout au long de l’itinéraire.

Farciennes, ancienne commune liégeoise, est en vue et le contingent preslois y fera son entrée au pas cadencé et bien assuré, les corps se redresseront, les visages rayonneront, la joie sera dans tous les cœurs ; le cortège se dirigera vers la place, sans crainte aucune d’affronter l’aventure, et les conscrits de tenter la chance.

Les portes des estaminets sont déjà ouvertes, les Preslois y retrouveront des amis venus des communes du district de milice ou d’ailleurs. Ce sera la rencontre, les bonnes et amicales poignées de mains, des embrassades aussi ; la bonne bière du pays et la goutte de pèket rafraîchiront tout le monde en ce jour marquant du tirage au sort.

Il en sera ainsi tous les ans, tant que durera la conscription militaire, abolie en 1909 par le vote du principe du service militaire obligatoire.

À Farciennes, le tirage avait lieu dans la salle communale par-devant les délégués officiels désignés comme témoins pour constater les numéros sortis du tournoir (espèce de moulin ou tambour à brûler le café) par les jeunes hommes. Ces numéros étaient soigneusement enregistrés par un greffier délégué à cette opération.

Tous les conscrits appelés du district étaient rassemblés dans la salle communale. Le déroule­ment du tirage se faisait par ordre alphabétique tant pour les communes que pour les conscrits. Presles tirait le dernier ; après 1878, ce sera Roselies (car Roselies sera, à partir de 1878, commune détachée de Presles).

Il devait y avoir dans le tournoir autant de cossettes (espèce d’étuis de bois) que d’inscrits, dans lesquelles se trouvait un billet de 2 à 4 cm de côté, roulé et portant un gros numéro noir imprimé, sans autres inscriptions 5.

Fac-similé d’un numéro du tirage au sort.



146

Cent quarante-six

Honderd zes en veertig



Le tournoir était manœuvré sans cesse par un préposé officiel désigné et chargé de cette besogne pendant tout le cours des opérations du tirage au sort.

À l’appel de son nom, le conscrit devait venir prendre dans le tournoir une cossette qu’il remettait au président du Conseil. Celui-ci l’ouvrait, prenait connaissance du numéro et le criait pour qu’il soit entendu de tous ceux qui étaient présents dans le salon communal.

Le numéro, comme nous l’avons dit ci-avant, était enregistré, inscrit par le greffier délégué et remis à chacun de tireurs au sort.

Il s’agissait donc pour l’appelé au tirage au sort d’avoir une bonne main et un peu de chance pour sortir du tournoir un bon numéro, un gros comme on disait, pour ne pas faire le service militaire, car la plupart des autres billets étaient mauvais et le jeune homme l’ayant tiré était obligé de servir sous les drapeaux.

(Nous parlerons ci-après des moyens dont usaient nos aïeux pour ne pas aller à l’armée)

Lors de certains tirages au sort, des conscrits refusèrent de tirer leur billet. En ce cas, le prési­dent du Conseil demandait la raison du refus. Les conscrits réfractaires n’étaient pas tenus ni obligés de répondre.

Vint un temps où les conscrits réclamèrent l’ Impôt du Sang, c’est-à-dire la suppression des remplacements.

Tout tombé qui avait tiré un mauvais numéro devait aller soldat, comme ceux à qui le sort ne serait pas favorable.

En cas de refus de la part du conscrit, après trois sommations, si le jeune homme refusait de tirer, le président du Conseil tirait à sa place. Le numéro bon ou mauvais sorti du tournoir était valable pour le conscrit récalcitrant.

Au siècle dernier, le jeune homme ayant tiré un bon numéro n’était pas encore certain de sa chance, car il y avait les ajournés et ceux qui se faisaient remplacer en payant une somme d’argent dite « prime » de cinq cents ou mille francs et plus, à un remplaçant qui avait tiré un bon numé­ro.

On a vu des jeunes gens, qui étaient libres accomplir le service militaire pour un autre qui était malade ou qui avait les moyens de se payer un remplaçant.

Les mauvais numéros, donc les tombés appelés, devaient servir l’armée quatre années dans l’artillerie ou la cavalerie ; les troupes d’infanterie ne faisant que vingt-deux mois. Cer­tains disent 39 mois et 24 mois ?

Le milicien remplaçant était mal vu de ses camarades qui l’appelaient prime en raison de la somme d’argent qu’il avait reçue des parents d’un garçon tombé mais riche.

Par contre, certains s’offraient comme remplaçants, surtout les mineurs qui trouvaient que le métier de soldat était bien meilleur que celui qu’ils pratiquaient, étant à l’armée logés, nourris, habil­lés, instruits et recevant une solde.

Il existait des marchands d’ hommes et des agences qui se chargeaient de trouver des remplaçants. Ces remplaçants étaient souvent des hommes qui avaient terminé leur propre ser­vice et qui avaient une carotte à l’armée (ordonnance, cuisinier, clairon, etc.). Certains ont fait ainsi plusieurs termes. Cela coûtait généralement 1 600 francs. C’était une somme importante à cette époque ; seuls les fils à papa pouvaient payer cela et se faire remplacer.

Cette coutume donnait lieu à faire la fête quelques jours avant le tirage au sort. En prélude, des slogans, des chansons couraient les rues pour ou contre la conscription. Ils furent nombreux, certains gais et joyeux, d’autres plaisants ou tristes, même injurieux envers le service militaire et le Roi.

 Et, pendant le déroulement du tirage au sort, que faisait la foule sur la Place de Farciennes ?

Les parents et amis qui avaient accompagné les conscrits attendaient que les résultats soient connus.

Certains, dans les cabarets de la Place, buvaient des chopes de bonne bière ou ingurgitaient des grands et petits verres du bon pèket d’antan. En attendant, les enragés passaient le temps en jouant des parties de piquet, de couyon ou autres jeux de cartes, pendant que les commères jasaient à qui mieux mieux en savourant la traditionnelle jatte, tasse de bon café.

Sur la place, la foule anxieuse attendait les résultats ; c’étaient cris, rires et gauloiseries, le patois wallon éclatait de toutes parts, les quolibets et les réparties fusaient dans l’air froid de février, mais réchauffaient le cœur de ceux qui attendaient leurs conscrits.

À la sortie de l’un d’eux du salon communal, c’était joie, liesse, gaieté, embrassades, compli­ments lorsque le jeune homme avait eu la chance de tirer du tournoir un bon numéro. Dans les cabarets, les parents et amis du tireur se réjouissaient, y allaient à la régalade en payant des tour­nées de boissons.

Par contre, le conscrit qui sortait de la salle communale et qui était tombé était piteux, honteux du numéro qui l’obligeait à faire son service militaire. Ses proches lui reprochaient de ne pas avoir eu une bonne main, sa dulcinée était en larmes en songeant que son mariage allait être retardé. Des quolibets, des injures, voire même des coups étaient adressés au malheureux qui n’avait pas été favorisé par la chance. Et qu’aurait-il pu faire d’autre que de tirer à son tour le billet qui pour lui était fatal. Car le tirage au sort était une espèce de loterie, dont les tireurs étaient gagnants ou per­dants.

À l’écart, les agents de police riaient, s’amusaient, les gendarmes coiffés de leur bonnet à poils en faisaient autant, veillant à ce que l’ordre soit respecté et que des batailles n’éclatent pas. Car, parfois, il arrivait qu’un village tire plus de bons numéros qu’une autre localité qui, elle, comptait beaucoup plus de tombés. Alors des disputes se produisaient, des batailles rangées s’organisaient et dégénéraient en combats acharnés.

En pareil cas, la force policière intervenait pour éviter les empoignades, séparait les combat­tants, essayait de calmer les mécontents et dressait des contraventions quand le cas était reconnu grave.

Sur la place aussi, des marchands vendaient des galettes, des saucisses de Boulogne et des friandises. Certains troquets (marchands) vendaient des cocardes aux couleurs nationales ou voyantes ainsi que des rubans de toutes sortes de longueurs et de couleurs dont on décorait les conscrits pour s’en revenir au village natal.


LE RETOUR AU VILLAGE

La rentrée en village de Presles se faisait le plus souvent en faisant le parcours dans le sens contraire à celui de l’aller.

Ayant déjà beaucoup bu à Farciennes, les villageois savouraient la victoire du conscrit en buvant de nouveaux verres de bière ou de péket, tout en faisant ripaille, mangeant ce qu’ils avaient emporté avec eux ou en trouvant un casse-croûte tout fait sur place.

Tout cela se déroulait dans la joie et la gaieté, à la bonne santé du conscrit non tombé et à celle de tous ceux qui étaient ses supporters.

Le cabaretier bedonnant, riant dans sa grosse moustache, se félicitait de la bonne aubaine, en comptant ses gros sous et ses mastoques (pièces de monnaie de dix et cinq centimes) écot reçu des soiffards, pendant que sa commère s’affairait à servir des chopes et des potées de péket.

Parfois, le conscrit ayant tiré un mauvais numéro, le tombé se résignait à sa malchance en prenant part à la joie des autres, mais certains, honteux et confus, s’enfuyaient sans être vus, pour rentrer au plus vite au village pour se cacher et pleurer avec les siens le mauvais sort et la malchance qui leur avait fait prendre dans le tournoir un mauvais numéro qui l’envoyait pour deux ou quatre ans servir à l’armée. Et, pour certains, rappelés, défendre la Belgique en 1914, lors de l’invasion de celle-ci par les Allemands.

Le village de Presles eut ainsi le malheur de perdre cinq de ses enfants en les personnes d’ Omer Jacquy, René Jacquemain, Georges Tilmant, Servais Marchand et Gustave Quintard, tombés au Champ d’ Honneur, tous ayant été appelés à tirer au sort.

Avant le téléphone et encore beaucoup plus tard après son invention, il avait un concurrent fort rapide pour transmettre les nou­velles : c’était le pigeon.

Aussi, le jour du tirage au sort, certains venus de Presles à Farciennes, avaient eu soin de prendre avec eux quelques pigeons. Dès que le numéro tiré par l’un ou l’autre de ses concitoyens était connu, le pigeonniste écrivait sur un bout de papier « bon » ou « mauvais » pour un tel conscrit.

Il attachait le message à la patte du pigeon qu’il remettait en liberté. Le pigeon, à tire-d’aile, regagnait son pigeonnier, où un guetteur l’attendait. Ayant pris connaissance du message, on répandait la nouvelle était dans les rues et tous les villageois connaissaient bien vite le résultat du tirage au sort, bien longtemps avant la rentrée des conscrits.

La parenté savait à quoi s’en tenir pour préparer la réception qu’ils allaient faire au jeune homme tombé ou exempt du service militaire. Chez les uns ce serait de la joie, chez d’autres, ce serait de la tristesse.

La rentrée des conscrits au village donnait lieu à des beuveries et des ripailles sans fin. Les parents avaient préparé des casserolées de vitoulets qui étaient engloutis avec de bonnes tartines de pain fait avec du bon grain et cuit par la ménagère dans son four particulier. Tous les invi­tés s’en régalaient en buvant de nombreuses chopes de bière accompagnées du péket traditionnel et une bonne tasse de café corsé, passé en cette circonstance pour fêter l’heureux ou atténuer le mal­heureux événement du jour du tirage au sort.

Le tirage au sort, c’était une occasion toute trouvée de festoyer chez les conscrits et, dans les cabarets du village, les beuveries, les ripailles ou mangeailles se continuaient encore quelques jours après la journée bénéfique ou maléfique du tirage au sort.

Mais tout a une fin et, avec impatience, tout en faisant son travail journalier, le villageois de Presles attendait déjà l’année suivante pour remettre cela, car c’était coutumier.


USAGES ET RECETTES

Pour le conscrit afin de pouvoir tirer un bon numéro.

Nous l’avons déjà dit, le service militaire était la conséquence du résultat d’une loterie.

Néanmoins, les gens superstitieux recouraient à des usages et des moyens pour que le cons­crit tire du tournoir un gros numéro, pour qu’il ne fasse pas de service militaire. C’était en somme assez semblable à ceux qui usent de moyens pour se protéger des maléfices du Diable, des mala­dies, ou pour que les loteries, les tombolas, leur soient favorables.

Il y aura du bon pour les uns, du mauvais pour les autres. Ainsi en était-il pour la chance de tirer un bon numéro, mais comme tout a son revers, il y a les malchanceux qui ne réussissent jamais dans ce qu’ils font ou entreprennent, bien qu’ils aient usé de recettes pour réussir.

Pour notre part, étant né le 13 mai …., nous n’avons jamais vu ce nombre plus bénéfique ou plus maléfique qu’un autre nombre ou jour. Comme certains croient que ce jour est un porte-bonheur, tandis que d’autres en font un jour de malheur et que rien ne réussit ce jour-là, nous pouvons dire qu’au cours de notre vie, nous avons eu notre part de bonheur et de malheur, comme tous les gens qui vécurent et vivent autour de nous ; en bref, la destinée suit une loi naturelle depuis l’existence de ce monde.

Coupons là nos commentaires et venons-en aux usages et préjugés de nos aïeux, de ce qu’on pouvait faire ou ne pas faire, pour être exempté du service militaire. Le jeune lecteur pourra ainsi se faire une idée de l’esprit et des mœurs des bonnes gens de chez nous qui vivaient au XIXe siècle.

  • Les gens superstitieux faisaient des neuvaines, soit à l’église, soit à l’une ou l’autre chapelle du village.

  • Ils invoquaient tel saint ou sainte, ou faisaient des pèlerinages, parfois bien loin de chez eux.

  • En pareilles occasions, ils allumaient des cierges, des bougies, ils déposaient leur modeste obole, de quelques centimes, dans les troncs destinés à les recevoir.

  • Il était recommandé aux futurs conscrits de porter sur eux des amulettes, talismans, scapulaires, médailles bénites, certaines pierres précieuses qui touchaient la chair du jeune homme.

  • Chez nos villageois-cultivateurs-fermiers, le conscrit devait user d’une pratique peu ordinaire, s’il désirait tirer un bon numéro : à minuit, avant le jour du tirage, le conscrit devait monter à l’envers sur le dos d’une vache et lui tenir la queue. Si le jeune homme n’était pas jeté à terre par le bovidé, il avait beaucoup de chances de sortir du tournoir un gros numéro. Ce qui n’était pas toujours vrai… on a connu un Preslois qui avait réussi le truc, mais avait dû faire son service militaire.

  • Il était de mauvaise augure pour le conscrit de rencontrer, tôt le matin, une femme, un bossu ou un enterrement de pauvre à sept heures.



Tous ces préjugés pouvant avoir un résultat néfaste.

En voici encore toute une série qui devait favoriser le conscrit, mais qui, dans la réalité, pouvait l’avoir défavorisé.

  • À minuit, dans un bois, au pied d’un bouleau dont l’écorce se détache sous les frondaisons les plus sombres, des chapelets étaient récités avec ferveur. Les pater et les ave terminés, le cons­crit essayait d’enfoncer avec un marteau un clou neuf. S’il pouvait l’enfoncer entièrement dans le bouleau, c’était bon signe pour lui ; par contre, si le clou pliait ou rencontrait une résistance, c’était maléfique.

  • À minuit toujours (cette heure était, disait-on, choisie par les sorciers pour pratiquer leurs maléfices), une poule noire devait être décapitée au sabre à la croisée de deux routes ou sentiers. Malheur était si l’oiseau agonisant prenait le chemin du cimetière (ici, nous faisons remarquer, comme on le disait, que « tous les chemins mènent à Rome », par les tours et détours, la poule noire pouvait aller vers le cimetière ; il s’agit de le comprendre comme on l’entend).

  • La veille du tirage, des conscrits avalaient des papiers sur lesquels étaient imprimées des prières spéciales et des signes cabalistiques (observons que magie et commerce faisaient gagner le pain quotidien à certains charlatans, comme encore ceux qui y croient aujourd’hui).

  • À minuit (ce moment est toujours choisi), le conscrit s’exerçait à la lueur de la chandelle à tirer les numéros.

  • Le jour du tirage, tirer de la main gauche, donner une poignée de mains à un autre conscrit pour lui refiler la guigne qu’il aurait pu avoir le jour fatal. (Mais les appelés se tenaient sur leurs gardes, enduisant leurs mains d’un onguent pour éloigner les maléfices et le mauvais sort).

  • À minuit, le missel ouvert, on récitait l’ évangile selon saint Jean, en faisant tourner des clefs.

  • Sur le couvercle du poêle, on faisait flamber une allumette droite ; si la carburation du bois restait collée et droite, c’était un signe faste pour le lendemain. (À noter que petits et grands tentent encore aujourd’hui cette expérience, qui n’est pas du tout difficile à réaliser, en tenant l’allumette entre les doigts).

  • Le matin du grand jour, le conscrit devait se lever du pied gauche, mettre sa chaussette gauche, enfiler la jambe gauche de son pantalon, la manche gauche de son veston, enfin faire toutes les opérations de la main gauche et ce, jusqu’au tirage. (Observons qu’aujourd’hui encore, mettre une pièce de ses vêtements à l’envers par mégarde, est par certains, regardé comme un signe porte-bonheur).

  • Il était aussi maléfique de rencontrer une vieille femme, à minuit, qu’elle soit bossue ou non, un bossu âgé aurait été plus souhaitable. (Notons qu’à l’heure actuelle, rencontrer à n’importe quelle heure du jour un bossu porte chance, car ne disons-nous pas encore  « Bossu, bonne chance, bossue, malchance » ?) 

Il y avait encore beaucoup d’autres usages, pratiques et recettes pour être favorisé par la chance.

Les dernières que nous livrons à la sagacité du lecteur nous paraissent relever de la magie pure et simple et des sciences occultes. Encore que de nos jours, certains les mettent en pra­tique, nos pères y croyaient et en usaient.

Oyez encore ce qui suit.

  • Dans la poche gauche (côté du cœur) de son gilet, déposer un sachet contenant des médailles, des pièces de monnaie, des morceaux de papier écrits en latin ; accorder la préférence à tous les mots se terminant en -us- (dorémus, orémus, dominus, etc.).

  • Le 1er jeudi de la nouvelle lune, dans un champ qui ne vous appartient pas, chercher et cueillir un trèfle à quatre feuilles, avant le lever du soleil et à l’heure de Jupiter, réciter une prière. Le trèfle sera porté sur soi quelques jours avant le tirage. Tout le monde sait que le trèfle à quatre feuilles est réputé être un porte-bonheur pour celui qui peut le découvrir.

  • Au jour et à l’heure de Mercure, avant le lever du soleil, il faut écrire (sur un parchemin vierge de préférence) les mots : + Aha + Abattoy + Athaï + Agera + Probus +. Les croix devaient être écrites avec du sang des quatre doigts (le pouce hormis) de la main gauche ; parfumé à l’encens d’église, porté sur soi un jour et une nuit, la réussite est certaine.

  • Faire un trou dans une monnaie de cuivre de la valeur d’une cenne (2 centimes), passer un mor­ceau de la corde d’un pendu, écrire sur la peau d’un reptile (serpent, orvet, vipère) : « Veau d’or pour MOI ». Mettre le tout dans un carré de soie verte et porter le tout sur soi le jour où l’on veut réussir quelque chose. (Au siècle dernier, des pièces de cuivre de 2 centimes étaient trouées, un ruban rose ou bleu était noué - rose pour un garçon, bleu pour une fille - . Les pièces étaient données par le parrain et la marraine d’un nouveau-né, en signe de porte-bonheur après le bap­tême de l’enfant. Aux monnaies de cuivre furent ajoutées celles de 5, 10 et 25 centimes en nickel, les pièces étant, elles, trouées).

  • Dans le cuir d’une chaussure gauche d’une vierge morte accidentellement, découper un hexa­gone du cuir, frotter les deux côtés avec du papier verré, graver sur le côté qui touchera la peau : « Malheureuse victime du Destin, sois-moi favorable ».



DERNIÈRES REMARQUES

Observer que toutes les opérations doivent se pratiquer à minuit, heure du jour faste des sor­ciers exerçant leurs sortilèges, comme on l’a dit plus haut.

Observer aussi que les opérations bénéfiques doivent se pratiquer de préférence à gauche : que le cœur du sage est du côté droit et celui de l’insensé à gauche. Mais il faut entendre cette maxime comme le mot de Jonas à propos des Ninivites qui ne savaient pas faire la différence entre leur main droite et leur main gauche, c’est-à-dire entre le BIEN et le MAL 6.

Il y avait encore beaucoup d’autres pratiques pour tenter de réussir.

Mais la CHANCE est une DAME à deux visages, l’un des côtés est BON, l’autre est MAU­VAIS, ainsi va la VIE depuis toujours.



 

SLOGANS – RENGAINES –

CHANSONS

 

Ils furent tellement nombreux qu’il serait fastidieux en ces pages de les rassembler tous. D’ailleurs certains en ont fait paraître dans des recueils.

Nous nous limiterons seulement à ceux retenus au cours de notre enfance.

 

 Li d’joû dou tiradje

Si nos ènn avons in bon

En arrivant d’sus l’Place

Nos f’rons sauté l’bouchon

 

(Le jour du tirage

Si nous en avons un bon

En arrivant sur la place

Nous ferons sauter le bouchon)

***

Amis, le cœur plein d’espérance,

C’est aujourd’hui que nous allons tirer,

Et quand vous entendrez,

Crier, Presles, entrez,

Mais, n’ayant pas peur,

Entrez-y sans frayeur.

***

Conscrit, quand tu partiras,

Ne pleureras-tu pas en quittant ta mère,

Conscrit, ne pleureras-tu pas,

Quand tu partiras au service du Roi.

***

En r’vinant d’Baulèt,

Mi galant, Françwès,

Dèl tournwàre, a tirè,

Justumint, l’bidèt.



(En revenant de Baulet,

Mon fiancé François,

Du tournoir a tiré

Justement le « bidet »).

***

Quand les conscrits partiront,

Tout’les filles pleureront,

Ell’diront : V’là qu’ils s’en vont,

Plus jamais, ils n’reviendront.

***

Si Popol (II) a dandjî d’sôdârs,

Li qu’a tous nos liârds,

I n’a qu’â d’aller è qué au bazâr,

Il n’aura jusqu’à dès mwârts.

(Si Leopold II a besoin de soldats,

Lui qui a tout notre argent,

Il n’a qu’à aller en chercher au bazar,

Il pourra acheter jusqu’à des morts).

xxx

À bas l’Impôt du Sang ! À bas l’Impôt du Sang !

Tout l’monde sôdar. Pu pont d’remplaçant.

(Tout le monde soldat. Plus de remplaçant).

 

Le répertoire est extrêmement varié. Il exprime la joie, la mélancolie, le vœu du peuple pour que tous les tombés soient soldats, l’affliction, la consolation des mères, des fiancées, la joie du scapé, la résignation du tombé, injurieux envers le Roi, l’armée, le Gouvernement et combien d’autres choses aussi pendant tout le temps que dura le tirage au sort.

1 Publié en XXX in Le Tirage au sort

2 Ndlr. Vraisemblablement un homonyme.

3 Ndlr. E. GRAVY utilise, dans ce texte, à plusieurs reprises, le mot « circonscription » dans le sens actuel du mot « conscription » que nous lui préférons pour éviter l’équivoque.

4 Sorte de bonnet parfois ouvragé.

5 À ce sujet, voir :

E. Yernaux et F. Fivet, Au temps de nos Grand-mères. Ed. de l’Adm Cle de Montignies s/S, Illust. pp. 272 et 273.

6 Voir Collin de Plancy – Dictionnaire Infernal – Paris, 1826

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