Les farceurs ramoneurs
Les farceurs ramoneurs1
Le temps noir régnait en maître. Il gelait à pierre fendre. La nature se repliait sur elle-même tant l'air était vif et glacial.
Les bestiaux étaient rentrés dans les étables et les villageois ne sortaient de leur maison que par absolue nécessité. Bref, cet hiver d'environ de l'an 1900 était comme on disait en pareil cas : « un temps à ne pas mettre un chien dehors ».
Dans la tiédeur de son cabaret, Joseph ARNOULD, dit Bèriques ruminait de faire une farce, tandis que Camille dit Émile li Grand ou li Gros Bèriques somnolait, bercé par le tic-tac régulier de la grande horloge au balancier et aux poids de cuivre, quand, tout à coup, il fut tiré de sa rêverie par son frère qui lui expliqua tout de go la farce qu'il avait imaginée et qu'ils allaient jouer ensemble.
Ayant convenu du rendez-vous pour le lendemain, les deux frères se séparèrent et allèrent se coucher, en pensant à la bonne plaisanterie qu'ils allaient réaliser.
Il faisait froid le lendemain mais, ayant chaussé leurs gros souliers à clous et s'étant chaudement vêtus, les deux Bèriques montèrent au Coumagne. Arrivés au hameau, ils dirigèrent leurs pas vers la maison Fouyén où, dans cette demeure, habitait Gilles FEUILLEN, son épouse Victoire GRENIER et leurs trois enfants Thérèse, Jean-Baptiste et Rosalie.
Étant rentrés dans la demeure, après force gestes et salutations, lamentations sur le temps qu'il faisait, la famille Fouyén ouvrit le cercle de famille aux nouveaux venus. Comme c'était l'hiver et qu'il faisait froid, la tasse de café chaud accompagnée d'une potée ou deux de péket, remit bien vite les gaillards sur pied, parlant, riant avec la maisonnée, mais n'oubliant pas la farce, dont seraient victimes leurs hôtes.
Au cours de la conversation, on en vint à parler du temps ; l'un des frères dit aux habitants du logis que, par un temps pareil, il lui semblait que leur poêle ne chauffait pas bien fort. Aussitôt son frère l'approuva, faisant remarquer que le tirage de la cheminée devait en être la cause.
On parla du combustible qui, peut-être, en était le motif car, en ce temps-là, les petites gens du village se chauffaient encore au bois ou à la tèroule.
Les charbonnages vendaient aux particuliers du menu charbon dans lequel il y avait plus de fin que de gaillettes. Ce combustible, souvent plus maigre que gras, valait neuf à douze francs la tonne selon qu'il était de première ou de deuxième qualité.
Pendant l'été, les bonnes gens, selon leurs moyens de la transporter, allaient au charbonnage le plus proche chercher une bonne provision de menu charbon pour passer l'hiver. Profitant de la bonne saison, le charbon était étendu sur une aire par-devant la maison et en y incorporant de la terre jaune. Charbon et terre étaient mélangés en l'arrosant de temps à autre de manière à en former un machau (mélange) dont les composants devaient être bien répartis.
Lorsque c'était le cas, et que les chevaux avaient bien piétiné le machau, une fois le travail achevé, les hommes conduisaient les chevaux bagnî (se baigner) dans la Biesme près du pont de la Rochelle. Hommes et chevaux se lavaient - c'est le cas de le dire ici - à la Grande Eau, autre nom de la Biesme. Gaspard GRENIER, Sint Djor, faisait son machau par devant l'école communale et Pierre MOUREAU, près de la chapelle Saint Roch
Parfois, le mélange était travaillé et piétiné par des chevaux qui tournaient en rond ; les assistants, à grand renfort de pelles, relevaient l'extérieur du cercle ainsi formé en le rejetant vers le centre. La préparation du machau demandait un certain temps pour obtenir un mélange bien homogène.
Quand le machau était à point, certains en faisaient un monceau dans un coin de leur avant-cour, couvrant le tas de charbon avec de la paille ou du fumier pour que la tèroule ne se congèle pas trop pendant l'hiver. D'autres, plus ingénieux, en faisaient de gros boulets bougnèts, les mettant à sécher au soleil par-devant la maison ou au long de l'allée de leur courtil. Quand le soleil, selon son ardeur les avait bien séchés, les boulets étaient soigneusement rentrés sous abri. La provision ainsi convertie présentait un avantage sur celle mise en meule, car entre les bougnèts, il y avait des vides qui activaient la combustion.
La famille Fouyén, qui doit son surnom à la forme française « Feuillen » – l'exemple caractéristique le plus proche de chez nous étant à Fosses-la-Ville où les Fossois disent « Sint Fouyén » pour désigner saint Feuillen – la dite famille donc, comme tant d'autres en ce temps-là, se chauffait à la tèroule.
Nos deux compères ne se contentèrent pas de toutes ces explications, offrirent leurs services pour ramoner la cheminée qui, toujours de leur avis, devait être salie de poussières et de crasses de la fumée. Ayant d'abord ramoné leur gosier d'une nouvelle grande goutte de péket, ils montèrent sur le toit de la maison, avec tout ce qu'il fallait pour faire un ramonage en règle.
Étant sur le toit, les deux Bèriques s'activèrent à ramoner la cheminée, mais obturèrent une bonne partie du conduit avec des briques qu'ils avaient pu dissimuler sous leur blouse ; les maîtres de céans n'ont rien remarqué d'anormal dans leur tenue, leurs faits et gestes.
Descendus du toit, ayant allumé le feu, ils constatèrent, toujours selon leur avis, que le bois flambait beaucoup mieux. Après avoir bu une grande goutte, ils souhaitèrent le bonsoir à la compagnie et s'en retournèrent chez eux par les chemins et les sentiers de la campagne gelée.
Quelques jours plus tard, il gelait toujours, les Bèriques montèrent au Coumagne. Étant entrés chez les Fouyén, ceux-ci les accueillirent, rassemblés mais grelottant de froid autour du poêle qui chauffait bien moins qu'avant le ramonage.
Plaintes et protestations des uns, étonnement des deux frères riant en eux-mêmes de leur farce. Après avoir constaté, pour la forme, que le feu dormait, généreusement, ils s'offrirent pour faire un nouveau ramonage et voir ce qui n'allait pas là-haut ; bien entendu, les farceurs savaient ce qui n'allait pas.
Remontant sur le toit, les Bèriques firent un semblant de ramonage mais eurent soin de retirer les briques, les jetant de là-haut dans le courtil, sans que les occupants de la maison s'en aperçoivent.
Dès qu'ils furent redescendus du toit, le feu flamba de nouveau et la tèroule qui jusqu’alors restait noire, se mit elle aussi à rougir et à chauffer la chambre basse. Du coup, les Fouyén furent soulagés en voyant le pot du poêle et la longue buse noire commencer à prendre une couleur rougeâtre.
Les deux Bèriques furent invités à prendre le café et le péket avec toute la famille.
Le soir tombait sur la campagne endormie par l'hiver lorsque les deux Bèriques s'en retournèrent chez eux, riant de la bonne farce qu'ils avaient faite aux Fouyén. Ceux-ci n'en eurent connaissance que beaucoup plus tard, n'ayant pas pensé que les frères Bèriques, sans qu'ils s'en soient rendu compte, avaient été capables de leur jouer une pareille plaisanterie.
1 Publié en 1989 in Il était une fois…