Les deux baudets
Les deux baudets 1
C'était encore le bon temps, celui des années 1900, lorsqu'une mésaventure arriva à un farceur notoire du village.
Émile ARNOULD, pour les uns, dit « li Grand Bèriques », pour les autres « li Gros Bèriques » dont nous avons déjà raconté les farces, travaillait à cette époque au charbonnage du Carabinier à Châtelet. C'était un homme grand et gros, d'où ses surnoms, fort aussi, car sa tâche consistait, dans la mine, à tirer et à enfourner les wagonnets de charbon dans la cage pour les descendre vides et les remonter pleins de charbon à la surface. Il était « avoyeur », tireur au puits d'extraction.
À la houillère, ses compagnons de travail le surnommaient « li Grand Bèriques di Prêle ».
C'était un gros mangeur, car il lui fallait une double musette pour sa journée. Il portait sa besace sur son épaule, une partie par-devant, l'autre par-derrière à la manière des Flamands qui venaient travailler leur semaine sans s'en retourner chez eux, sauf le samedi. D'ailleurs, les Wallons les avaient spotés « lès trwès djoûs pa-d'vant èt trwès djoûs pa-dri » – allusion qui signifiait bien que ces hommes venaient de chez eux avec leur ravitaillement pour toute une semaine, soit du lundi au samedi.
Comme tous les travailleurs du charbonnage, li Gros Bèriques avait droit à une portion de charbon tous les mois, du charbon-menu généralement. Or, il décida de venir chercher sa part au Carabinier. Ayant attelé son âne, lui bien installé dans sa charrette, ils se mirent en route vers le charbonnage. Le voyage se fit sans encombre et sans histoire, le baudet trottinant bien gentiment et li gros se prélassant en regardant le paysage.
Ayant chargé sur sa charrette sa portion de charbon, il songea au retour. Au début, tout alla bien, l'âne tirant sa charge et Bèriques marchant à son côté. Mais où les choses se gâtèrent, ce fut quand ils arrivèrent en vue de la côte de Carnelle à Châtelet. Là, le baudet s'arrêta et refusa d'avancer. Bèriques eut beau faire caresses, menaces, coups de bâton, l'âne se rebella mais n'avança pas. À la fin, ce fut Bèriques qui s'entêta, mais le baudet aussi têtu, resta sur place.
Nous l'avons dit, li Grand ou li Gros Bèriques était un homme corpulent et fort ; il détela sa bête, la prenant par les pattes, il hissa son baudet sur sa charrette remplie de charbon.
Enlevant sa jaquette et retroussant les manches de sa chemise, Bèriques se mit dans les brancards, remorquant à sa suite son charbon et son baudet qui se prélassait à son tour dans la charrette.
Et c'est ainsi que les villageois se firent une pinte de bon sang en voyant ce singulier équipage : l'homme étant devenu baudet et l'âne cocher.
Ce jour-là, li Grand Bèriques, grand farceur en son temps, fut, lui, bien farcé par son baudet.
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1 Publié en 1989 in Il était une fois…