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Djilin

Djilin 1


Le château des comtes d’Oultremont

"Ghislain"

Au siècle dernier, le manœuvrier trouvait encore à s'occuper au village ; le travail manuel ne manquait pas.

Outre les artisans qui travaillaient seuls, d'autres, tels les taillandiers qui œuvraient en famille, engageaient aussi de la main-d'œuvre locale. Mais la grande majorité des travailleurs était occupée chez les fermiers, dans les grosses censes et le château avait besoin d'une main-d'œuvre permanente et continue toute l'année.

Le bonhomme de notre histoire, pour l'État civil s'appelait Ghislain Joseph ANSIAUME, né à Presles en 1837, fils d’ Antoine et de Cécile CUNCHE. Le ménage habita une maison sur la place de jadis. Pour tout le monde, c'était Djilin, forme wallonne de son prénom.

Sa sœur Marie-Thérèse, née en 1834, épousa Désiré POCHET, dit li Soyeû (scieur de long) et, entre autres filles, Thérèse, dite li Blanke dou Soyeû qui plus tard viendra habiter une maison du vieux Presles joignant l'allée qui conduit à un ancien calvaire contemporain du vieux cimetière et que nous pouvons encore voir actuellement.

Ce crayon généalogique tracé, sachons que notre Djilin restera célibataire et décédera en la maison de sa nièce dans les quatre-vingtièmes années de son âge.

Dans sa jeunesse, Djilin dut, comme tant d'autres de ses contemporains, louer ses bras aux occupations que sa juvénilité lui permettait de faire. À l'âge adulte, c'était un homme franc et fort, qui travailla comme la plupart des gens du village dans les censes et particulièrement au château du comte Eugène d' OULTREMONT, arrière grand-père du comte actuel Jacques-Guillaume. Là, le travail ne manquait pas et, au temps passé, bon nombre d'hommes et de femmes étaient occupés et servaient les châtelains avec respect et dignité.

Il faut savoir qu'à cette époque de la seconde moitié du xix e siècle, un travailleur adulte recevait, pour une journée de douze heures, de quatre-vingts centimes à un franc. Bien sûr, la journée était entrecoupée de repos non minuté aux heures des repas, trois par jour, et au château de la bonne bière au tonneau était mise à discrétion à la disposition des travailleurs par les maîtres de céans.

À l'âge où d'aucuns aujourd'hui sont mis à la retraite, Djilin, lui, s'occupa encore à de menus travaux en restant attaché au service des châtelains. La pension prématurée, même la pension tout court, était inconnue. Ne voyait-on pas des hommes et des femmes ayant septante ans sonnés, aller encore travailler ? Djilin fut de ceux-là.

C'était un homme grand, le poids des ans lui faisait courber l'échine, il était légèrement voûté. Ce qu'il y avait de particulier chez lui, c'était sa barbe. Une barbe à la Léopold II, mais il la laissait pousser sans la soigner, ce qui faisait que les poils longs et grisâtres couleur fillasse, s'allongeaient en pointe jusque sur son ventre.

Si d'aventure, on le rencontrait, on lui disait « Bondjoû Djilin ! » en lui caressant ce grand et long bouc extraordinaire, ce qui le faisait rire. Néanmoins, selon son humeur, il riait ou se fâchait, car des gamins et des gamines ne se gênaient guère, non seulement pour lui caresser la barbe, mais aussi la lui tirer comme un cordon de sonnette.

Tout en effectuant son travail, il marmonnait toujours quelque chose ou chantonnait une scie à la mode. Il fumait la pipe qui était, comme de bien entendu, une grosse bouffarde recourbée qui crachotait tout le temps en brûlant le bon tabac du pays. Mais il avait un vilain défaut : celui de chiquer. C'était un grand chiqueur, il mâchonnait du tabac même en fumant. Vu son grand âge, il ne pouvait plus retenir sa salive… De sa bouche, elle dégoulinait dans sa barbe en laissant en son milieu une traînée jaunâtre.

À l'époque de Djilin, c'était le temps des équipages, des calèches et des cavaliers. Le comte Eugène d' OULTREMONT, en son temps, fut un grand spécialiste dans l'élevage et le dressage des chevaux. Les allées et venues de tous ces chevaux n'étaient pas sans salir de leurs crottins les chemins du parc. Le comte Eugène, comme ses prédécesseurs, aimait la beauté de son domaine et un personnel assez nombreux œuvrait au bon entretien des jardins et du parc.

La besogne de Djilin consistait, vu son âge avancé, à tenir en constant état de propreté les chemins et les allées conduisant au château.

Du matin au soir, Djilin se promenait avec sa brouette, sa pelle et son ramon (balai), sur les grandes avenues conduisant au château. Ramassant les crottins, faisant sauter de ci de là quelques herbes sauvages, il ramonait les allées.

Son travail lui tenait à cœur, il devenait parfois furieux, lorsqu'un ouvrier du service ou quelque autre étranger marquait de ses pas le milieu de sa voirie fraîchement ramonée. Cantonnier, si on peut dire, des châtelains, il aurait, s'il en avait eu le pouvoir, instauré un règlement pour le passage des bêtes et des gens, autres que ses maîtres, tant il était fier de son travail.

Travaillant toujours dans le parc, il menait une paisible existence qui n'était troublée que par celle des calèches, des victorias tirées par des chevaux, voitures dans lesquelles se prélassaient d’élégants messieurs, coiffés du gibus ou du melon, avec de belles dames aux riches parures et aux grands chapeaux fleuris qui faisaient la mode de cette belle époque.

Que de nobles dans de beaux équipages, Djilin n'a-t-il pas vus ainsi défiler sur les chemins du parc dont il faisait l'entretien. Car, à cette belle époque, les fêtes, les chasses, les réceptions, étaient nombreuses et fastueuses au château de Presles.

Notre Djilin ne se connaissait pas d'ennemis. Œuvrant toujours seul dans la nature, il ne s'occupait de personne, hormis des enfants des concierges qui, comme tous les autres enfants, étaient espiègles et osaient lui faire des farces. Cacher sa musette avec son dîner, dissimuler quelque part son ramon, étaient des farces pas bien méchantes. Mais Djilin s'en montrait courroucé, marmonnant, se parlant à lui-même, il disait en hochant la tête « Ah ! lès p'tites rosses, èlles m'ont co toudi catchî m'ramon ! ». Mais les enfants l'aimaient bien et lorsqu'il cherchait dans un coin, subtilement ils remettaient les choses en place. Alors Djilin se calmait, et les enfants, timidement, venaient se faire pardonner en lui caressant sa longue barbe, ce qui les faisait rire tous ensemble.

À un temps, Djilin, comme nous l'avons dit, habita avec sa nièce, Thérèse Pochet, dite li Blanke dou Soyeu, dans une maison près de l'église, là où résident les demoiselles comtesses d'OULTREMONT.

Et, pour clore cette page, nous terminerons par une petite anecdote arrivée entre Djilin et sa tante, mais racontée dans le patois du terroir.

Or donc, en ce temps-là…

« Li Blanke lî dijait pas côp (Li Blanke – Thérèse – lui disait parfois) :

  • Mon onke Djilin. Aloz in pau sognî lès gades èt lès bèdot au pachî…

(Oncle Ghislain. Allez soigner les chèvres et les moutons dans la prairie…)

Ene miète après (Un peu après) :

  • Aloz don r'ouwé lès gades èt les bèdots

(Allez donc soigner les chèvres et les moutons).

Et Djilin di rèsponde tout en marmoûant (Et Ghislain de répondre tout en marmonnant) :

  • Avou tès gades èt tès bèdots, ti vas m'fé div'nu sot

(Avec tes chèvres et tes moutons, tu vas me faire devenir fou…) »

 

Avec Djilin, toute une époque s'en est allée. Il ferma les yeux dans une maison non loin de l'endroit où il les avait ouverts à la vie.

Telle est l'ultime conclusion de toutes les histoires.


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1 Publié en 1981 in Il était une fois…

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